"De l’antisémitisme en Amérique", chronique d'Anne-Sophie Sebban-Bécache, dans Actualité Juive du 11 novembre 2021
L’attentat de Pittsburgh en octobre 2018, où onze fidèles de la synagogue Tree of Life furent lâchement assassinés, l’avait acté : les États-Unis ne sont plus ce sanctuaire où les Juifs devaient jouir d’une tranquillité unique en diaspora, de la capacité à vivre une identité multiple, jamais perçue comme incompatible avec la fierté de faire pleinement partie du rêve américain. Une timide prise de conscience devait alors émerger, essentiellement chez les Juifs américains, quant aux dangers de l’antisémitisme chez eux. Pour les observateurs attentifs, des signes précurseurs étaient pourtant là : une augmentation de 57% des actes antisémites entre 2016 et 2017 et une remise en cause plus bien large de la démocratie ; le premier phénomène n’allant jamais, fallait-il encore le rappeler, sans l’autre.
La campagne présidentielle qui a porté Donald Trump au pouvoir fut une manifestation violente de cette crise : défiance vis-à-vis des médias, déferlement de théories conspirationnistes, acharnement contre George Soros, rejet des élites de Washington, visibilité nouvelle pour le groupuscule extrémiste des « White Supremacists » (rappelons les émeutes de Charlottesville en 2017 où l’on a entendu : « Jews will not replace us ! » ou « Jews must die ! »). Mais voyons-y moins son point de départ que le symptôme de malaises plus anciens qui traversaient déjà la société américaine et auraient dû alerter. Côté démocrate, nous avons vu la libération d’une parole haineuse, aboutissement d’un phénomène en gestation depuis, là encore, fort longtemps : la frange extrême du parti a opéré un entrisme discret mais certain au sein des universités américaines, remettant au goût du jour théories de la race et études postcoloniales, antichambres des phénomènes en cours – intersectionnalisme et wokisme, nouvel « antiracisme » qui fait la part belle à l’antisionisme – portant en eux les justifications « objectives » d’un nouvel élan antisémite. Ce mouvement a également profité des stratégies électorales des derniers candidats démocrates à l’élection suprême (il faut lire à ce sujet l’excellent ouvrage de Mark Lilla, La gauche identitaire, publié en 2017) pour investir un espace politique de plus en plus large.
Cette tenaille entre plusieurs extrêmes, dans laquelle les Français juifs se sont aussi sentis enfermés dès le début des années 2000, les Juifs américains la découvrent sous d’autres avatars, avec la brutalité et les particularités propres à l’histoire et la culture politique américaine. Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville écrivait : « en politique, ce qu’il y a souvent de plus difficile à apprécier et à comprendre, c’est ce qui se passe sous nos yeux ». La réalité de la crise démocratique et la gravité de l’antisémitisme en Amérique aujourd’hui ne sont plus à prouver. Les résultats de l’enquête publiée par AJC le mois dernier l’attestent encore : 24% des Américains juifs déclarent avoir subi une attaque antisémite cette année ; 39% déclarent changer leur comportement par crainte de l’antisémitisme ; durant le conflit entre Israël et le Hamas au mois de mai, 72% des Américains juifs déclarent s’être senti moins en sécurité.
Espérons donc que l’actuelle administration américaine, celle du président démocrate Joe Biden, prenne toute la mesure de ce qui se passe sous ses yeux et agisse en conséquence : il faut dénoncer les manipulations au sein de son propre camp autant qu’au sein du camp adverse. Plus loin, il faut essaimer une prise de conscience au sein de la société américaine : de l’antisémitisme en Amérique dépend l’avenir de tous. L’expérience nous apprend que sa recrudescence n’est jamais un épiphénomène et que la manière dont il est combattu présage de la résilience d’une société face à son propre délitement, face aux crises décrites plus haut, toujours plus profondes, et que l’antisémitisme révèle. À cet égard, les résultats de notre enquête ne sont pas rassurants : 34% des Américains ne connaissent pas le terme « antisémitisme » ou n’en ont jamais entendu parlé; et, si pour 82% des Américains juifs l’antisémitisme a augmenté au cours des cinq dernières années, les Américains dans leur ensemble ne sont que la moitié à le penser. Ces chiffres sont frappants lorsqu’on les compare à l’étude qu’AJC Paris a mené en France en 2019 : 77% des Français juifs et 53% des Français considèrent que le phénomène est en augmentation dans le pays. Surtout, nous nous félicitions d’observer qu’une majorité de Français juifs (72%) et de Français (73%) considèrent que l’antisémitisme n’est pas le problème des Juifs mais de toute la société. Le chemin a été très long pour en arriver là en France (et d’ailleurs, rien n’est acquis). Mais une accélération de l’Histoire est toujours possible ailleurs. Et si ce n’est pas au pays où Tocqueville avait perçu non seulement la naissance d’un nouveau monde mais l’avenir de l’ensemble des sociétés démocratiques, alors où ? Et si ce n’est maintenant, quand ?