Réforme judiciaire en Israël : une menace sur l’unité du pays ?
Pour commencer, j’ai bien sûr d’abord une pensée pour les trois blessés de l’attentat de Tel Aviv hier et j’espère qu'ils se rétabliront rapidement.. Cet attentat arrive dans un contexte très particulier dont je vais parler aujourd’hui. J’ai beaucoup pensé ces derniers temps à un livre que j’avais lu il y a vingt ans. Il a été écrit par Matt Rees, chef du bureau de Jérusalem du Time Magazine et s’intitule « Cain’s Field » : foi, fratricide et peur au Moyen-Orient.
Contrairement à la plupart des livres sur le sujet, qui traitent presque exclusivement de la guerre entre Israéliens et Palestiniens, Rees avait préféré regarder chacune des sociétés, exposant ainsi les fractures internes qui empêchent la résolution du conflit. Il y aurait beaucoup à dire sur la partie palestinienne : sur la lutte entre les factions djihadistes, sur la société tribale palestinienne, sur la corruption endémique et les nombreuses façons dont l’autorité palestinienne a trahi son peuple. Mais ce qui m’intéresse plus aujourd’hui, c’est ce qu’il a écrit sur Israël.
Car Matt Rees décrit de manière si fine les nombreuses divisions qui traversent la société israélienne, celles entre religieux et laïcs, entre séfarades et ashkénazes, entre arabes et juifs israéliens- et aussi le compromis sur lequel Israël a été basé, avec l’affrontement de différentes visions du sionisme et l’absence de constitution.
Les manifestations actuelles concernent bien sûr d’abord la question démocratique avec la réforme de la justice. Par ailleurs, un débat et un compromis, comme celui proposé par le Président Herzog serait à mon avis souhaitable - car même les défenseurs de la cour Suprême reconnaissent que son activisme est peut-être allé parfois trop loin. Mais le "remède" proposé par la coalition est, de l'avis même de la plupart de ceux qui pensent qu'une réforme est nécessaire, bien pire que la maladie initiale.
Au-delà des clivages politiques et des couches sociales, ce qui motive les protestations d’ampleur des dernières semaines, c’est le sentiment qu’à tout moment la situation peut basculer dans une nouvelle ère que l’on a peine à imaginer. Pour la première fois depuis la création de l'État d'Israël, beaucoup de gens ont l’impression que des camps s’affrontent; qu’au sein du peuple juif des visions si différentes s’opposent sur la signification de l'État juif et démocratique, de la cohabitation avec ses voisins et de la place laissée aux minorités - qu’elles ne peuvent plus cohabiter.
En ce qui concerne la question de l'État juif, les Israéliens sont divisés sur sa signification. Les traditionalistes auront tendance à penser que seul un Israël régi par le droit rabbinique - un État du judaïsme - peut être authentiquement juif. Mais le sionisme a souhaité faire d'Israël l'État du « peuple juif » : Il reconnaît que la foi partagée, qui a uni les Juifs pendant des siècles de dispersion, est devenue, à l'ère de la modernité, leur principale source de division. Le sionisme a donc proposé une identité plus fondamentale pour unir les Juifs : l'appartenance au peuple juif, avec toutes ses composantes.
Dès le début, de profondes divisions ont accompagné le retour des Juifs à Sion.
Parfois, les conflits internes ont conduit à la violence, comme lorsqu'en 1948, le premier Premier ministre israélien, David Ben-Gourion, a ordonné à l'armée israélienne de tirer sur l'Altalena, un navire d'armement de l'Irgoun amarré au large de Tel-Aviv, tuant 16 Irgounistes, dont beaucoup étaient des survivants de la Shoah. La primauté à l’unité a été donnée par Ben Gourion au moment de la fondation de l’Etat justement en tirant les leçons de l’expérience des luttes fratricides. L’idée était que ces luttes ne se reproduisent plus et que plus jamais un juif ne tire sur un autre.
Pourtant, beaucoup de tensions sont apparues, les plus dramatiques lors de l’assassinat d’Ytzhak Rabin bien sûr. Mais la capacité d'Israël à rester une nation digne, malgré des pressions et les guerres sans relâche qui auraient amené d’autres sociétés jusqu’à la folie, est l’une des gloires dont il peut s’enorgueillir. Tout a tenu pendant longtemps sur un équilibre fragile.
Le système de coalition israélien, pourtant largement critiqué, est aussi une tentative d'accommoder ces aspirations contradictoires, en gérant les compromis désordonnés mais essentiels qui définissent la vie nationale israélienne.
Certains compromis - comme l'application des restrictions du Shabbat au commerce mais pas aux loisirs - reflètent probablement le sentiment de la majorité. D'autres, comme l'interdiction des mariages civils au sein de l'État tout en reconnaissant ceux célébrés à une demi-heure de vol à Chypre, semblent absurdes.
C'est en partie grâce à cet esprit de compromis que la société israélienne a réussi à créer une identité nationale commune. Autrefois inhabituels, les mariages entre Juifs d'origine européenne et du Moyen-Orient sont devenus monnaie courante. La culture israélienne, autrefois dominée par une élite européenne laïque, est aujourd'hui le point de rencontre entre l'Orient et l'Occident, qu'il s'agisse d'une cuisine israélienne hybride ou d'une fusion de la musique rock avec les prières des Juifs du Maroc.
Mais tout cet équilibre balagan est fragile - et le fait que la coalition semble toucher à la fois au caractère démocratique ET juif peut se révéler catastrophique.
Cela peut l’être pour la nation mais aussi pour la relation qu’Israël entretient avec la diaspora. Une relation déjà fragilisée depuis de nombreuses années où l’on voit, sondage après sondage, en particulier les jeunes Juifs américains, s’éloigner d’Israël.
Rappelons nous, qu’au sommet de la puissance de l'ancien Israël, juste après la mort du roi Salomon, la nation s'était déjà scindée en deux, affaiblissant les deux entités et conduisant à la destruction, par l'Assyrie, du royaume israélite du nord en 722 avant notre ère et du royaume de Judée du sud, par la Babylonie, en 586 avant notre ère. La Judée reconstituée a ensuite été détruite par Rome en 70 ; et pendant le siège de Jérusalem, alors que la ville mourait de faim, les factions rivales brûlaient leurs greniers respectifs
On doit espérer que le peuple et ses dirigeants sauront se rappeler que des compromis devront être trouvés, que des débats houleux peuvent avoir lieu mais que l’autre ne devra jamais être vu comme un ennemi, en particulier parce que les menaces envers Israël sont nombreuses: le terrorisme - qui a encore frappé de manière hideuse hier soir à Tel-Aviv, ou encore le danger d’un Iran nucléaire qui n’a probablement jamais été aussi proche.