DE DURBAN A AUJOURD'HUI, DU MONDIALISME À LA FRAGMENTATION : LEÇONS POUR LE XXIÈME SIÈCLE
Rédigé au cours de l'hiver 2002 par le représentant démocrate américain Tom Lantos "La débâcle de Durban : une vue de l'intérieur", est l'un des documents les plus révélateurs qui soit concernant la Conférence contre le Racisme et sa préparation. Lantos était l'une des figures clés de la délégation américaine à Durban. Né soixante-treize ans plus tôt en Hongrie, survivant d’une famille juive déportée par les Nazis, membre du réseau de résistance de Raoul Wallenberg qu’il était parvenu à rejoindre, ce parcours a pesé sur son engagement politique ultérieur en tant que membre démocrate du Congrès de Californie, siège qu'il a gagné en 1981, où il s'est notamment battu pour le droit à l'avortement, les droits des homosexuels et contre la peine de mort, puis à la tête du groupe parlementaire bipartisan sur les droits de l'homme qu'il a fondé en 1983 et présidé vingt ans durant. Son implication dans la préparation d’une Conférence de l'ONU consacrée à la lutte contre le racisme et contre les discriminations (CMCR) s’inscrivait dans le droit fil de ce parcours, et le récit qu’il donne de ce qui a conduit au naufrage de Durban n'en est que plus déchirant. Il donne surtout le sentiment d'une terrible occasion manquée.
“Le programme de la Conférence tel qu’annoncé par la résolution 52/11 de l'Assemblée générale” en décembre 1997, écrit Lantos, tenait en trois points principaux : "aborder le sujet sensible de l'esclavage et de son héritage douloureux dans un effort de réconciliation historique". Faire le point "sur les manifestations contemporaines de racisme à l'encontre des travailleurs migrants en Europe occidentale et au Moyen-Orient en croissance inquiétante" ; et - last but not least - enquêter sur "la prolifération des sites haineux sur le Web à l’échelle globale". Ce dernier point était évidemment le plus neuf (en 1997, Internet n’en était qu’à son balbutiement) et l'ironie - que la conférence ait finalement été détournée par les forces hostiles mêmes qu'elle était censée combattre - est difficile à ignorer. A quoi ressemblerait notre siècle si l’ONU avait été en mesure d’agir contre le développement industriel de haine et de contre-savoir qu’est devenu Internet ?
En 1997, l'Amérique de Bill Clinton se considérait comme un partenaire naturel de l'ONU pour une conférence mondiale sur les thèmes mentionnés ci-dessus. Non seulement les États-Unis étaient au sommet de leur influence internationale, mais, écrit Lantos, "la lutte contre le racisme était une pièce maîtresse de l'agenda national du président”. Signe de sa future implication dans l'initiative, l'administration Clinton avait créé un groupe de travail inter-agences destiné à œuvrer avec les Nations unies à la préparation de la Conférence. Ce groupe de travail était dirigé par le secrétaire d'État adjoint aux droits de l'homme, Harold Koh, et, plus important encore, par le procureur général adjoint aux droits civils, l'Américain d'origine asiatique le plus haut placé au ministère de la Justice et ancien militant de la NAACP, Bill Ann Lee. Le message, selon Lantos, n'aurait pas pu être plus clair : "Les États-Unis sont en mesure d’apporter une contribution précieuse au dialogue mondial sur la race en vertu de leur expérience nationale pour surmonter leur passé, et créer une société multiraciale et multiethnique réussie."
Nous sommes là, bien sûr, dans la rhétorique de l'après-guerre froide. Les images de l’effondrement des tours à Manhattan ne s'étaient pas encore répandues sur l’Internet naissant avec les premiers commentaires mettant en doute la réalité de ce que l’on était en train de regarder ; les Etats-Unis n’avaient pas encore été pris la main dans le sac, si je puis dire, du mensonge des armes de destruction massives en Irak ; sous l’égide d’une révolution médiatique et technologique sans précédent, l’idée d’une réalité commune était encore crédible. À Prague, accueillis par l'ancien dissident et nouveau président Vaclav Havel, les Rolling Stones avaient ouvert la décennie ; en Russie, et en dépit du chaos croissant, l’aura encore vivace de la Perestroïka promettait un libéralisme à venir. Cuba vacillait ; et il y avait de l’espoir que le vent du changement toucherait même Pékin. Le soft power américain, et les self-evident truths du "village global multilatéral" tendaient à devenir indissociables.
L'un des deux événements les plus symboliques de cette nouvelle ère était le Moyen-Orient - où, sous la supervision de Bill Clinton, le processus de paix d'Oslo lancé en 1993 visant l’intégration économique des Palestiniens et l'établissement d'un État palestinien démocratique et libéral qui ne pouvait manquer de suivre suivait son cours en dépit de l’assassinat d’Yitzrak Rabin. Le second était bien sûr la chute du régime d'apartheid en Afrique du Sud en avril 1994, et son remplacement par un gouvernement d'unité nationale dirigé par Nelson Mandela, le héros incontesté de l'époque.
Il ne fait aucun doute que c’est ce dernier événement qui conduisit l’ONU à annoncer une troisième conférence mondiale contre le racisme trois ans plus tard - les deux précédentes, en 1978 et 1983 à Genève, ayant, toutes deux, porté sur l'Afrique du Sud. Le monde changeait. L’ajout dans l’intitulé de la troisième édition de la conférence, de mentions telles que la discrimination raciale, la xénophobie, et autres questions « relatives à l’intolérance » –i.e. la discrimination sexuelle—, ainsi que le choix de Durban étaient des signes clairs que l’ONU prenait acte de ces changements, cherchait à y contribuer, tout en s’inscrivant dans une tradition de lutte.
Négligées à l'époque, cependant, diverses sous-cultures de haine entretenues et manipulées par l'URSS pendant la guerre froide, commençaient à dégeler. Dans les Balkans, anciens communistes devenus nationalistes, et islamistes formés par les Saoudiens s'affrontaient depuis 1991 ; la même année, en Algérie, pays soutenu par les Soviétiques depuis son indépendance, les mêmes saoudiens soutenaient une guérilla islamiste formée en Afghanistan et plongeant le pays dans une bain de sang qui ferait près de 200 000 victimes avant la fin de la décennie, majoritairement des femmes, des artistes et des intellectuels ; cinq ans plus tard, les Talibans prenaient le pouvoir en Afghanistan ; quant au Moyen-Orient, très ironiquement, la politique de séparation (hafrada) formulée pour la première fois en 1992 par Yitzhak Rabin dans le contexte des négociations de paix, pour signifier le retrait d'au moins certaines colonies juives des territoires palestiniens, commençait à être considérée par certains activistes comme un équivalent de l'apartheid.
Après la chute du mur - qui suivait de sept ans la destruction du QG de l’OLP à Beyrouth par Tsahal - l’OLP s’était retrouvée affaiblie à la fois politiquement et financièrement, un état de fait qui l’avait conduit à accepter Oslo. En septembre 2000, les organisations palestiniennes, détruisant ce qui restait d’un processus de paix déjà sérieusement entamé par le meurtre de Ytzhak Rabin et la politique de Benyamin Netanyahou, lancèrent la seconde Intifada, dont l’effet se traduisit dans le monde entier, et plus particulièrement en France, par une vague antisémite d'une ampleur inégalée depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette nouvelle fureur Moyen-Orientale n’allait pas peu contribuer à alimenter la rage à Durban.
En février 2001, la réunion préparatoire asiatique de la CMCR se tint à Téhéran - un choix douteux fait deux ans plus tôt, au nom du multilatéralisme, par la troisième commission de l'Assemblée générale des Nations unies chargée des questions sociales et humanitaires. C’est à cette occasion que, s'écartant totalement de la pratique en vigueur au fonctionnement de l'ONU, les autorités iraniennes en charge de la réunion décidèrent d'en interdire l'accès à toutes les ONG juives, ainsi qu'aux ONG kurdes et baha'ies –et à l'Australie et à la Nouvelle-Zélande en raison de leur soutien à Israël. Trois mois plus tard, en mai, les réunions préparatoires finales, qui se tinrent à Genève virent les délégués de l'Égypte, de l'Iran, de l'Irak, du Pakistan, de la Syrie, ainsi que les observateurs de l'OLP, insister sur l'inclusion de textes anti-israéliens, et sur l'ajout d’un pluriel au terme Holocauste chaque fois qu'il était mentionné. Les protestations du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, Mary Robinson, restèrent totalement inefficaces.
C'était une guerre rhétorique d'usure. Aux Etats-Unis pendant ce temps, écrit Lantos, pour ne rien arranger, "les premiers gestes" de Georges W. Bush nouvellement élu "suggéraient un dédain marqué pour l'initiative multilatérale, doublé d’une réticence à travailler avec l'ONU". En retour, une certaine méfiance ne tarda pas à s’installer chez les principaux alliés de l'Amérique en Europe - une méfiance que certains n’hésitèrent pas à utiliser comme prétexte pour exprimer un parti pris anti-israélien. Dès l'été, en d’autres termes, le décor était planté pour ce que Joëlle Fiss décrit dans la présente brochure.
L'un des aspects les plus négligés de l’évènement reste peut-être ses conséquences sur la rhétorique politique. Ce que l’on appelle Durban I était en fait divisé en deux conférences distinctes, le forum des ONG qui se tint du 28 août au 1er septembre, et la conférence intergouvernementale, qui commença le 31 août et s’acheva le 8 septembre, trois jours avant les attentats. Les discours les plus extrêmes et les incidents antisémites les plus brutaux se déroulèrent presque tous lors de la première, considérée comme le forum des civils, si l’on peut dire. Résultat: ni les images d’Hitler ni la vente du livre du Protocole, la prise à partie des délégués juifs et l'atmosphère de menaces physiques dont ils firent l'objet – en clair, rien de ce qui faisait la chair quotidienne de Durban — ne fit l'objet d'une enquête. En revanche, la déclaration finale de la conférence intergouvernementale, la seule qui comptait, problématique mais épurée de ses pires éléments, fut offerte au monde comme une déclaration globale contre le racisme sans la moindre référence à ce qui s’était produit dans les allées. Quant aux Juifs et aux participants au forum qui en avaient été les témoins directs ou les cibles et élevèrent la voix pour protester, ils apparurent vite comme des fous, des égocentriques - ou pire encore, comme des racistes eux-mêmes puisqu’ils critiquaient la conférence mondiale sur le sujet.
Cela créa un précédent. Huit ans plus tard, en février 2009, comme l'explique Pierre-André Taguieff, le projet de résolution pour Durban II qualifiait Israël de pays "raciste et occupant" et comprenait pas moins de cinq paragraphes sur Israël, accusé de mener des politiques de type apartheid envers les Palestiniens. Les pays occidentaux s'opposèrent au texte, mais lorsque Durban II se tint à Genève deux mois plus tard (du 20 au 24 avril 2009), la Libye en occupait la présidence, Téhéran la vice-présidence, le Pakistan siégeait en tant que porte-parole de l'OCI et, Mahmoud Ahmadinejad, futur président de la République iranienne, annonça que l'objectif de Durban II serait de "clarifier les acquis" de Durban I. L'un des points clés discutés par la suite fut la notion nouvelle de "stéréotype négatif des religions", ou "islamophobie", tandis que le sionisme était qualifié d’idéologie raciste. Cependant, grâce à la pression des délégués occidentaux, la déclaration finale de la conférence fut là encore nettoyée, et finalement saluée par le ministre français des affaires étrangères de l'époque, Bernard Kouchner, qui y vit une victoire des défenseurs des droits de l'homme contre "tous ceux qui (avaient) essayé d'instrumentaliser la conférence". Mais de quelle victoire s’agissait-il ? La résolution finale avait-elle imposé une vision apaisée des choses ou ne servait-elle qu’à masquer ce qui s'est réellement dit à Durban ? Une fois encore, les manifestants juifs qui protestèrent donnèrent l'impression d'être névrosés et paranoïaques. D'une part, la violence orale était étalée au grand jour, tandis que la déclaration finale écrite conservait une apparence relative de langage politique respectable.
La déconnexion rapidement croissante entre les discours officiels et la montée de la violence que le discours est censé apprivoiser, a été observée à différents niveaux dans le débat public mondial depuis lors. Il ne fait plus un mystère pour personne aujourd’hui que, dans la rue, comme sur les médias sociaux et à la télévision, le quasi-déni de leur propre antisémitisme par les antisémites eux-mêmes est devenu la nouvelle norme, et qu’il est d'une efficacité terrifiante. De Jean-Luc Mélenchon et des antivaxx aux Frères Musulmans, islamistes, militant d'extrême gauche ou d'extrême droite apparaîtront d'autant plus convaincants qu'ils nient ce qu'ils disent tout en le disant, et accusent ceux qui les critiquent de mauvaise intention ou de paranoïa ; en même temps, tous ceux qui les écoutent comprennent exactement ce qu’ils entendent, surtout ceux qui sont d'accord.
Mais cette déconnection entre l’agit-prop, si l’on peut dire, et sa traduction diplomatique « verticale » a eu des incidences plus profondes sur le langage politique lui-même.
On sait que les relations internationales de la seconde moitié du vingtième siècle ont été largement façonnées par le cadre de la guerre froide et par des institutions telles que l'ONU –on le sait, mais on ne prend pas forcément la mesure de ce que signifie l’affaiblissement ou la disparition de ce cadre. La Charte universelle des droits de l'homme, en particulier, a été adoptée par 48 des 58 États membres de l'ONU en 1948. Elle a été au fondement de la lutte pour les droits de l'homme de la seconde moitié du siècle, telle qu’elle fut menée, entre autres, par des personnalités comme Tom Lantos, et il n’est pas trop dire que c’est elle qui a constitué, sur les ruines de la seconde guerre mondiale, la toile de fond de la conception que l’Occident était décidé à se donner de lui-même, de ses valeurs, et de ce qu’il fut convenu d’appeler l'universalisme dans la seconde moitié du XXe siècle. Il va sans dire que la différence entre les principes énoncés dans la Déclaration universelle - ou dans la mission que l'ONU s'était fixée - et les réalités diplomatiques et militaires auxquelles la communauté internationale doit faire face –que l’idéalisme était contrecarré par la Realpolitik. Mais cet idéalisme restait là pour rappeler à l'Occident, et des notions telles que le nation building, par exemple, ou le droit d’intervention, en sont le produit direct, avec ce que cela suppose d’arrogance et d’hubris.
La guerre froide avait été une guerre par procuration. Le terrorisme et les coups d'État étaient les moyens par lesquels les deux superpuissances avaient exorcisé le spectre d'un holocauste nucléaire. Les États-Unis avaient l'Amérique latine pour terrain de jeu, et l'URSS les anciennes colonies européennes (le Vietnam était partagé). C’est dans ce cadre que, au Moyen-Orient, ce qui avait commencé en 1948 comme un conflit régional portant sur une petite portion de terre dépourvue d'intérêt stratégique ou économique s’était peu à peu transformé, en une bataille mondiale pour les “damnés de la terre". Créée par la Ligue arabe mais baptisée par l'URSS en 1964, l'OLP avait rapidement rejoint Cuba et le FLN algérien comme l'un des trois piliers de la lutte anti-impérialiste mondiale. D'autre part, la culpabilité associée à l'Holocauste avait jeté une telle ombre sur le sort réservé à Israël qu'aucun politicien occidental ne se sentait capable de la contourner. Français et Américains, en particulier, se faisaient un devoir moral de résoudre le conflit. C’est ainsi que, au cours des années 90, parmi les nombreux projets de démocratisation à travers le monde, le processus d'Oslo acquit rapidement une importance symbolique particulière. La résolution de ce conflit résoudrait en quelque sorte tous les conflits. La paix à Jérusalem clôturerait le vingtième siècle et ses cauchemars sur une note mystique. L'inconvénient de cette logique était bien sûr que l'échec d'Oslo marquerait l'échec du pouvoir mondial.
Et, bien sûr, au lendemain de la seconde Intifada, Durban offrit, pour la première fois, une scène à la haine anti-occidentale mondiale restée en sommeil pendant toute la décennie post guerre-froide. En ce sens, Durban I peut-être considéré comme le chaînon manquant entre la seconde Intifada et le 11 septembre -ces trois épisodes ne faisant en fait qu’un seul et même événement, celui qui a fondé notre siècle en érodant la foi en une réalité commune et en des valeurs communes, tout en brouillant les frontières entre la guerre et la paix.
Pour finir sur une note actuelle : on a dit que le moment choisi par le président Biden pour se retirer d'Afghanistan était de son point de vue, symbolique, qu'il voulait faire coïncider ce retrait avec le vingtième anniversaire des attaques sur Manhattan, afin de souligner la clôture d'une ère commencée dans la catastrophe et s’achevant, selon lui, avec la fin de la guerre.
Mais bien sûr, entre-temps, c’est la notion même de guerre (et donc de paix) qui sont devenues floues. Et la décision des Talibans d’annoncer la constitution de leur gouvernement le jour même du 11 septembre clôt peut-être un cycle, mais pas celui que Biden espérait. Car ce qui est mort il y a vingt ans, quelque part entre la fin du processus de paix, la Conférence de Durban et les attaques terroristes sur New York et Washington, c’est le sentiment que nous partageons un monde commun où « le dialogue universel... pourrait aider à créer une société multiraciale, multiethnique et une société de liberté qui respecterait les droits de tous, indépendamment de leur origine, de leur religion, de leur sexe ou de leur genre », comme l’écrit Tom Lantos. L'avis de décès a simplement mis vingt ans à nous parvenir.
Durant ce laps de temps, la mise en scène de la haine qui s’est jouée à Durban n’a cessé de faire des émules. Réaction tardive, le refus de participer à la conférence cette année de la part d’une vingtaine de pays est à saluer, mais le fait même que ces pays soient tous occidentaux signale toute l’ambiguïté du sens donné à ce geste symbolique. S’agit-il d’un acte offensif –le premier mouvement d’une renaissance salutaire, ou, au contraire, du recul défensif d’un occident vieilli assiégé par le chaos qui monte ? Dans tous les cas, il ne suffira pas à retrouver l’élan d’après-guerre qui permit à la Déclaration Universelle de voir le jour. Le 21e siècle exige plus, beaucoup plus.