Penser les plaies d’Egypte

http://laregledujeu.org/2011/02/18/4793/penser-les-plaies-d’egypte/

Par Simone Rodan-Benzaquen, représentante d’AJC en France

 

Comme la plupart des citoyens des  pays Occidentaux, les récents bouleversements en Tunisie et en Egypte ont éveillé en moi  des sentiments forts et mitigés. Très vite après la stupéfaction, j’ai voulu me laisser gagner par l’espoir.  Comment en effet ne pas se réjouir que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme puisse enfin trouver asile sur ces terres promises de l’universalité?

Si les événements inattendus de ces dernières semaines, à partir de la Tunisie, ont ce subtil parfum d’espoir, celui d’une révolution de l’intérieur, spontanée, débordante, sans autodafés, sans boucs émissaires, je me suis dit alors que c’était possible ailleurs au Proche Orient. J’ai silencieusement souhaité ces mouvements citoyens en Egypte. Et j’ai vu les révolutionnaires de la place Tahrir s’approprier l’article 1 alinéa 2 de la Charte des Nations Unies : liberté des peuples à disposer d’eux mêmes. C’est cette phase charnière de l’histoire du Proche Orient que nous vivons en direct. Les faucons d’un Lawrence d’Arabie ont laissé place aux Facebook, Twitter et d’autres réseaux sociaux. Internet a remplacé les sabres et les images volées et immédiatement diffusées dans le monde entier sont rentrées dans l’histoire. Soudainement il n’y avait plus un Nord à l’air libre et un Sud sous le joug. Les peuples proche-orientaux, après plus d’un siècle d’étouffement, se sont mis à chanter la liberté, et nous nous prenons à espérer sur la contagion souhaitable en Iran, en Algérie, en Syrie, au Yémen.

Mais il faut garder les yeux grands ouverts. Nous ne devons pas tomber dans le piège qui fait amalgame entre démocratie et élections. Oui, les élections font bien partie du processus démocratique, mais le concept d’élection ne s’arrête pas seulement au bulletin de vote. La démocratie, au delà d’être un régime politique est une « idée », et faire vivre cette idée nécessite la mise en place préalable d’une justice impartiale, de la séparation des pouvoirs, d’une presse libre, des droits pour les minorités et d’un appareil de sécurité qui garantit le monopole de l’usage de la force. C’est d’abord en mettant ces moyens institutionnels en place que l’idée démocratique  pourra faire son chemin, dans le temps, en Egypte d’abord et dans les autres pays de cet Orient si surprenant et si prometteur.

En effet, l’avenir de l’Egypte doit être examiné en profondeur, sans angélisme ni naïveté. Dire que l’Egypte a une faible croissance économique, que la répartition des richesses est très inégale, que le pluralisme politique reste à être établi, qu’il existe des identités basées sur les divisions religieuses, et que tous ces facteurs peuvent entraîner une plongée en apnée terrible dans l’autoritarisme ou l’extrémisme religieux n’a rien d’excessif. Sans condescendance et face au chaos extrémiste, nous pouvons accompagner le peuple égyptien dans la création d’institutions démocratiques.

Revenons quelques années en arrière et penchons-nous sur les élections législatives de 2006 organisées par l’Autorité Palestinienne. J’étais dans la région à ce moment précis, accompagnant une délégation de parlementaires français et je me souviens d’une longue conversation avec un journaliste arabe Israélien, Khaled Abu Toameh. Il nous avait prévenu que la communauté internationale, l’administration Bush en particulier, était en train de commettre une grave erreur en demandant aux Palestiniens de provoquer des élections dites libres. Et cela pour deux raisons : Tout d’abord parce que, d’une part, la population Palestinienne ne voyait que corruption parmi tous les dirigeants de l’Autorité Palestinienne. D’autre part, seul le Hamas semblait répondre à ses préoccupations au quotidien en lui assurant les soins médicaux et en lui facilitant l’accès à l’éducation et aux services sociaux. Ensuite, selon Khaled Abu Toameh, les fondations institutionnelles indispensables à la création d’un Etat stable et démocratique n’étaient réunies ni dans la société civile ni dans les projets politiques de l’Autorité palestinienne de 2006.

Nous  avons tous connaissance du résultat désastreux de ces élections législatives de 2006. La victoire du Hamas, mouvement politique et religieux, a plongé le hamasland dans une dépression prétendument organisée.  Le Hamas a utilisé sa milice coercitive pour prendre en 2007 le contrôle total de la bande Gaza et en en chassant brutalement l’Autorité palestinienne. Le mal s’est avéré pire que le remède annoncé. C’est un régime cruel et à son tour corrompu qui a étouffé la population gazaouie.

Le Premier Ministre palestinien Salam Fayyad a compris que, pour aboutir à la création d’un Etat Palestinien viable et non autoritaire, il est impératif de construire d’institutions viables, en valorisant le rôle législatif et en misant sur une amélioration notable de la qualité de vie des Palestiniens. Aujourd’hui, l’Autorité palestinienne doit s’appuyer sur les leçons de ces révolutions éclairs. La croissance économique et l’éducation sont les deux piliers d’un plan qui doit être pensé et appliqué avec rigueur et détermination. A côté de leur voisin israélien, le futur Etat palestinien a besoin d’institutions exemplaires qui, à l’instar des revendications des rues tunisiennes et égyptiennes, ait vocation à jeter aux oubliettes les scories d’un pouvoir soumis au seul attrait de la corruption. La paix est au prix des droits fondamentaux de tous les peuples, notamment de ceux d’Orient.

L’approche de Salam Fayyad devrait être une source d’inspiration pour tous les pays arabes. L’Egypte connaît aujourd’hui des obstacles semblables à la problématique des élections palestiniennes de 2006. Et parce qu’il n’existe pas de tradition ni d’institutions véritablement démocratiques, il ne faudrait pas qu’un mouvement religieux tel que celui des Frères Musulmans (organisation proche du Hamas) ou plus extrémiste encore, puisse voler la mise au peuple égyptien. Les « sans-culotte » de la place Tahrir ont spontanément choisi le mode de leur révolution, sans arme et sans barbe.

Des élections organisées à la hâte pourraient constituer un risque de retour à un système autoritaire, chaotique ou extrémiste. Cette situation nuirait avant tout aux égyptiens et tuerait dans l’œuf leur désir de liberté.

Les obstacles sont encore nombreux mais les défis ne doivent pas être insurmontables. La liberté, la prospérité et la paix passeront fatalement par une période de transition pendant laquelle devra s’inventer un modèle démocratique ajusté à l’histoire et au mode de vie et de culture de ces pays. Pourrons-nous jouer un rôle ? Nous demandera-t-on notre avis ? Peut-être les chaos de nos propres révolutions donneront à réfléchir et que les nécessaires subsides des pays encore riches seront équitablement distribués.
Alors, les élections oui, mais pas seulement.