Les Juifs doivent-ils quitter l’Europe ?

Le journaliste américain Jeffrey Goldberg s’est intéressé de très près à la question. Après avoir publié une tribune extrêmement pertinente à ce sujet, il consacre désormais une interview à Simone Rodan Benzaquen, directrice de AJC Paris, qu’il décrit comme « l’une des voix les plus influentes de la communauté juive d’Europe ».

Jeffrey Goldberg : D’origine roumaine, née et élevée en Allemagne, vous vivez désormais en France avec votre famille : vous êtes un pur produit européen. Vous dirigez le bureau français d’une organisation juive américaine – l’American Jewish Committee, qui  défend les droits des Juifs du monde entier. Qu’est ce que les Juifs américains (et les autres) ne peuvent pas comprendre à propos de la situation actuelle à laquelle sont confrontés les Juifs d’Europe ?

Simone Rodan Benzaquen : La plupart des Juifs américains ne comprennent probablement pas à quel point la vie quotidienne peut être compliquée pour de nombreux Juifs européens. Envoyer ses enfants dans une école juive, aller à la synagogue, porter une kippa en public ou encore aller faire ses courses au supermarché cacher sont pour certains devenus des actes de courage au quotidien. A l’inverse, ceux qui sont tout à fait conscients du problème de l’antisémitisme en Europe ont souvent une vision caricaturale des événements. Persuadés que l’Histoire se répèterait sans cesse, ils n’hésitent pas à comparer la période actuelle aux années 1930. Il y a pourtant une différence profonde avec cette époque ; non seulement les gouvernements européens ne sont plus antisémites, mais la plupart d’entre eux ont fait de la lutte contre l’antisémitisme une priorité.

Jeffrey Goldberg : Les gouvernements s’engagent dans la lutte contre l’antisémitisme. Mais qu’en est-il de la société civile ?

Simone Rodan Benzaquen : Les gouvernements s’engagent effectivement – et heureusement – dans la lutte contre l’antisémitisme. En revanche, la société civile ne se mobilise que très peu. Nous n’avons pas vu de manifestations massives dans les rues, après les meurtres d’Ilan Halimi en 2006 ou encore après Toulouse, en 2012. De même, on peut légitimement se demander ce qui se serait passé si l’attentat de l’Hypercacher avait été le seul à déplorer. Les 4 millions de personnes auraient-elles manifesté de la sorte ? Peut-être que les attaques de janvier ont réveillé les consciences en France. Peut-être que les gens vont comprendre que les Juifs sont comme « le canari dans la mine de charbon » ; le signe avant-coureur d’une mauvaise nouvelle, les premiers d’une longue liste. Aujourd’hui, ce sont les juifs, les militaires, les journalistes et les policiers. Et demain ? Enfin, peut-être que le Premier ministre va être pris au sérieux, lorsqu’il affirme qu’attaquer les Juifs revient à attaquer la France.

Jeffrey Goldberg : Vous mentionnez le Premier ministre français, Manuel Valls. Il prend visiblement très au sérieux la lutte contre l’antisémitisme. Néanmoins, le reste de la classe politique est-il autant préoccupé par le sort des Juifs ?

Simone Rodan Benzaquen : Il y a probablement très peu de dirigeants politiques aussi déterminés que le Premier ministre français à lutter contre l’antisémitisme. Son engagement est assez unique. Cependant, les représentants des deux grands partis semblent de plus en plus nombreux à comprendre ce qui est en jeu. Un groupe parlementaire sur l’antisémitisme a récemment été créé, avec plus de 80 membres de tous les partis confondus, sauf les extrêmes.

Jeffrey Goldberg : Qu’adviendrait-il si les extrêmes finissaient justement par prendre le pouvoir ? Force est de constater qu’en France, actuellement, Marine Le Pen est le personnage français le plus populaire, selon les sondages.

Simone Rodan Benzaquen : Le Front National se nourrit de la peur de l’Europe, de la mondialisation, ainsi que de l’islam radical. Dans ce contexte, je suis évidemment très préoccupée par le fait que le Front National gagne du terrain et par ce qui pourrait se passer s’il remportait les prochaines élections présidentielles. Je ne peux pas exclure cette possibilité. Mais ce sera aux partis républicains, à gauche comme à droite, de prendre la parole de façon suffisamment audible dans la lutte contre l’extrémisme islamiste et l’antisémitisme, ainsi que de réaffirmer les valeurs de la République française. Lors des dernières élections départementales, les sondages se sont révélés faux ; s’il a gagné du terrain, le FN n’est finalement « que » le troisième plus grand parti. On aurait tort de crier victoire, mais cela nous permet tout de même de tirer une leçon : les partis traditionnels ne doivent pas hésiter à répondre à certaines des questions les plus difficiles, car autrement les extrêmes gagnent.

Jeffrey Goldberg : Que répondriez-vous aux Juifs américains – et aux autres diasporas – qui considèrent que l’Europe est une cause perdue, et que les dons de bienfaisance qui lui sont destinés devraient plutôt être transférés en Israël, ou aux autres communautés juives dans le monde ?  J’ai moi-même parfois la sensation que répartir admirablement ces ressources entre toutes les communautés juives n’est pas la meilleure utilisation que l’on puisse en faire.

Simone Rodan Benzaquen : Je pense que nous sommes à un moment décisif de l’Histoire des Juifs, de l’Europe et de ses valeurs. Si les Juifs européens devaient quitter le continent, les Juifs du monde entier en pâtiraient car je crois fermement en la nécessité d’une diaspora forte. C’est vital pour le judaïsme et essentiel pour Israël. De plus, ce serait terrible pour les démocraties européennes si elles n’étaient plus aptes à protéger leurs minorités et si les Juifs étaient contraints de partir. Il s’agirait d’une preuve de faiblesse dont se délecteraient les ennemis des démocraties partout dans le monde. Que se passerait-il si nous perdions l’Europe ? D’un point de vue géopolitique, cela ne transformerait-il pas l’équilibre mondial tout entier ? Nous devons faire en sorte que l’Europe comprenne que nous sommes confrontés à une menace commune. Beaucoup de Juifs européens pensent qu’il faut se battre, pour l’Europe, pour la démocratie, pour nos valeurs, pour nous-mêmes. Et je pense qu’ils ont raison. C’est précisément à cela que doit servir cet argent, qui devrait être investi par les Juifs comme par les non-Juifs, tout aussi concernés. Renoncer au destin des Juifs d’Europe revient à signer la fin de la démocratie.

Jeffrey Goldberg : Je comprends bien ce que vous dites, mais vous savez aussi bien que moi que des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de Juifs dans les banlieues de Paris, à Marseille, à Toulouse, à Lyon, à Bruxelles, à Copenhague et à Malmö, ont peur pour leur sécurité, pour celle de leurs enfants. Comment pouvez-vous leur dire qu’ils doivent rester au nom d’un principe, lorsqu’ils ont peur pour leurs proches ?

Simone Rodan Benzaquen : Tout d’abord, je tiens à être très claire: je ne conseillerais à personne de rester ou de partir, et de la même façon, je ne me permettrais jamais de juger un choix aussi personnel. Il y a des milliers de Juifs en Europe qui ont peur. Le choix qu’ils font de partir est compréhensible. Personnellement, je souhaite aider ceux qui choisissent de rester et leur assurer un avenir ici. La mission d’AJC est d’amener le gouvernement, la société civile, les médias et les décideurs politiques à comprendre que nous vivons un moment crucial de l’Histoire, où le sort du peuple juif, mais aussi celui de l’Europe et des démocraties du monde entier vont se jouer. Tant que nous avons encore des dirigeants tels que Manuel Valls, Angela Merkel ou David Cameron qui semblent comprendre les enjeux auxquels nous sommes confrontés qu’ils tentent de traduire actuellement en action, il reste peut-être encore de l’espoir.

Article en anglais publié dans The Atlantic