Face au révisionnisme zemmourien : nous définir

Par Anne-Sophie Sebban Bécache, directrice de l'AJC Paris

La Règle du jeu - Le 19/10/2021

https://laregledujeu.org/2021/10/19/37799/face-au-revisionnisme-zemmourien-nous-definir/

Le 5 octobre dernier, le Sénat a endossé une résolution consacrant la définition de travail de l’antisémitisme telle que formulée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA)[1]. Pour rappel, ce texte expose pour la première fois, à travers une série d’exemples, la haine antisémite liée à celle d’Israël. Après son adoption par l’exécutif et l’Assemblée nationale en 2019, plusieurs villes s’en sont également saisies – Paris, Nice, Strasbourg, Mulhouse...En multipliant son adoption par ses institutions et représentations nationales et locales, la France témoigne de sa détermination à combattre le fait antisémite sous toutes ses formes, anciennes et « modernes »[2], et fait figure de modèle en Europe et dans le monde.

« C’est purement symbolique », diront les uns, « n’est-ce pas déjà trop tard ? », s’interrogeront les autres. Il faudra, bien sûr, prolonger et approfondir ces avancées. Pour l’heure, à observer les surenchères nationalistes de ce début de campagne présidentielle, définir l’antisémitisme encore et, par là-même, redire aussi ce que nous sommes[3], me semble particulièrement décisif.

L’adoption de la définition de l’IHRA reflète deux avancées majeures dans le combat contre l’antisémitisme. Mettre fin à l’aveuglement face à la « nouvelle judéophobie », notamment au sein de la gauche, n’a pas été chose aisée. La gauche extrême continue d’ailleurs à fermer les yeux, cultivant un antisionisme profondément ancré dans son idéologie et celle des milieux qu’elle rallie - indigénistes et autres « décoloniaux ». Il aura fallu plus de vingt ans pour que l’antisémitisme antisioniste soit reconnu et identifié comme tel, sinon par tous, du moins par nos derniers gouvernements[4]. L’adoption nationale de la définition de l’IHRA dit aussi la progressive prise de conscience que l’antisémitisme ne concerne pas seulement les Français juifs mais la société française dans son ensemble, ce que confirme notre « radiographie de l’antisémitisme en France » publiée en janvier 2019 avec la Fondapol: 73% des Français dans leur ensemble et 72% des Français de confession ou de culture juive partageaient cet avis. C’est une évolution positive des mentalités et c’est aussi une meilleure compréhension du « fait juif ». Or, celui qui n’est pas, à l’heure où ces lignes sont écrites, encore candidat, semble prêt à faire voler ces progrès en éclats.

En revenant sur le massacre de l’école Hozar Ha Torah avec un parallèle obscène entre le choix du lieu de sépultures du terroriste et de ses victimes[5], Éric Zemmour redonne des habits neufs à l’accusation antisémite de double allégeance en même temps qu’il nie la possibilité de voir vivre, en l’être juif, un élément majeur et constitutif de son identité : l’attachement à Israël. Mais l’accusation à l’encontre des Juifs de ne pas être de « vrais Français » est d’ailleurs bien plus ancienne que la création d’Israël. Pendant des siècles, on a accusé les Juifs d’être cosmopolites, sans patrie et seulement fidèles aux autres Juifs. Au Moyen-Âge, on les accusait d’avoir volontairement répandu la peste noire en empoisonnant nourriture et puits. À la fin du XIXème siècle, cet antisémitisme fut particulièrement criant lors du procès Dreyfus : en tant que Juif, le capitaine Dreyfus fut érigé en traître par nature à la nation française. Il fallut des années de combat aux dreyfusards pour faire reconnaître son innocence.

Depuis la création de l’État d’Israël, on accuse les Juifs de la diaspora d’être avant tout fidèles, en le dissimulant plus ou moins, aux intérêts d’un autre État que celui auquel ils appartiennent – Israël donc. Zemmour voudrait bien faire renaître un sentiment de culpabilité chez les Français juifs du fait de ce qu’ils sont, Français et juifs – avec tout ce que cela comporte d’attachements multiples, à des degrés divers, culturels, religieux et, oui, aussi, qu’il le veuille ou non, nationaux. Dans cette même opération, Zemmour voudrait bien aussi soustraire à l’antisémitisme des accusations qui lui semblent finalement, si on suit son raisonnement, justifiées. Un peu comme Dieudonné s’y est attelé au moyen de la concurrence victimaire et d’un antisémitisme débridé au début des années 2000, Zemmour parviendrait à acquitter une catégorie d’antisémites, à leur ôter toute culpabilité. Au nom de quoi ? D’un modèle assimilationniste napoléonien (dont l’esprit avait été annoncé dès 1789 par le comte de Clermont-Tonnerre avec cette formule restée célèbre : « tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ») idéalisé au point d’en faire une sorte de nouvelle idéologie. En effet, tout, y compris la vérité historique, doit être mis au service de sa thèse. Pour mieux réhabiliter l’accusation de double allégeance[6], Zemmour n’hésite pas à sombrer dans le révisionnisme[7]. Pas étonnant qu’il se soit exprimé contre les lois Gayssot (1990) et Pleven (1972), punissant respectivement la contestation de crimes contre l’Humanité et l’incitation à la haine raciale. Ce n’est donc pas aux 20 ans mais en réalité aux cinquante ans de combats menés pour faire avancer la lutte contre l’antisémitisme que le populisme de Zemmour pourrait mettre un coup d’arrêt.

Il voudrait purger la France de son antisémitisme et avec lui laver l’identité juive de ce qui le dérange. Car finalement, si on traduit sa pensée, n’exprime-t-elle pas l’idée que, après tout c’est vrai, pourquoi nous sommes-nous indignés de voir si peu de Français non-juifs dans les rues après les attentats de Toulouse puisque ces enfants assassinés n’étaient pas si français ? Énième recul auquel Zemmour nous invite - l’antisémitisme redevient, bel et bien, le problème exclusif des Juifs. Cette musique est un poison : un des antidotes à notre disposition demeure cet autre de nos attachements, fondamental, à la lettre et à l’esprit : dire et redire, avec tous les mots qu’il faut, l’être juif ; expliquer, définir et faire appréhender toute la haine dont il est objet.

[1] Élaborée en 2005 par un groupe d’experts du Centre de contrôle européen sur le racisme et la xénophobie, aujourd’hui Agence des droits fondamentaux de l’UE et adoptée en 2016 par les États-membres de l’Alliance internationale pour la Mémoire de l’Holocauste, cette définition a été ensuite endossée par l’OSCE, le Parlement européen, le Conseil de l’UE, vingt-cinq États européens à l’échelle nationale, et recommandée par la Commission européenne et les Nations-Unies. 

[2] Il faut ici rappeler que ce que Pierre-André Taguieff a analysé comme la « nouvelle judéophobie » dépeint ce nouveau phénomène, qui, au nom d’un antiracisme dévoyé, fait des Juifs les nouveaux « racistes », et plus loin, les nouveaux « nazis ». Les accusations faites aux sionistes, mis pour Juifs, sont quant à elles bien plus anciennes : il faut remonter à l’époque soviétique, dans les grands procès staliniens, les membres du Parti communiste d’origine juive étaient d’emblée catégorisés comme « sionistes ».

[3] Ou dans le sens inverse d’ailleurs ! selon que l’on adopte ou non la thèse sartrienne selon laquelle, pour aller vite, « c’est l’antisémitisme qui fait le juif ».

[4] On pense aux déclarations successives de Nicolas Sarkozy, François Hollande, Manuel Valls et Emmanuel Macron sur les liens manifestes entre antisémitisme et antisionisme.

[5] « La famille de Mohamed Merah a demandé à l’enterrer sur la terre de ses ancêtres, en Algérie (…). On a su aussi que les enfants juifs assassinés devant leur école confessionnelle de Toulouse seraient, eux, enterrés en Israël. Les anthropologues nous ont enseigné que l’on était du pays où on est enterré (…). Assassins ou innocents, bourreaux ou victimes, ennemis ou amis, ils voulaient bien vivre en France, “faire de la garbure” ou autre chose, mais pour ce qui est de laisser leurs os, ils ne choisissaient surtout pas la France. Étrangers avant tout et voulant le rester par-delà la mort », écrit Zemmour dans son dernier ouvrage La France n’a pas dit son dernier mot (2021).

[6] Dont il faut rappeler qu’il a lui-même été victime : le 28 novembre 2018, Rivarol titrait en couverture : « Eric Zemmour, nationaliste français ou juif travaillant pour Israël ? ».

[7] Voir sa déclaration le 26 septembre dernier sur Europe 1 et Cnews : « Vichy a protégé les Juifs français et donné les Juifs étrangers ».