Entretien avec Simone Rodan Benzaquen
Manya Brachear Pashman : L'American Jewish Committee a 14 bureaux internationaux à travers le monde. Pour l'épisode d'aujourd'hui, nous avons pris contact avec certains de ces bureaux pour savoir ce qu'ils voient et entendent sur le terrain depuis l'attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre. Aujourd'hui, nous vous emmenons en Europe. Nous commençons par Paris, où des années de travail pour lutter contre la montée de l'antisémitisme ont connu un sérieux revers.
Depuis plus de vingt ans, c'est-à-dire depuis la seconde Intifada, l'antisémitisme est en hausse sur le continent européen. En fait, c'est cet effet d'entraînement qui a incité l'AJC à intensifier ses activités de plaidoyer dans cette région. Simone Rodan Benzaquen, directrice générale de l'AJC pour l'Europe, nous rejoint depuis Paris.
Simone Rodan Benzaquen : Ce que nous avons vu, je pense, en Europe est plus ou moins ce que nous avons observé partout, qui ne peut être décrit que comme une explosion de l'antisémitisme à travers le continent européen, je dirais, principalement en Europe de l'Ouest, ici en France en particulier, mais aussi au Royaume-Uni où le même phénomène s'est produit. Également en Allemagne mais aussi en Suède et au Danemark où des choses similaires ont pu être constatées. En France, l'antisémitisme est présent depuis au moins deux décennies, ou tout du moins sous cette forme contemporaine, avec un nombre élevé de crimes de haine antisémites. La situation est très, très grave. Depuis le 7 octobre, nous avons enregistré trois fois plus de crimes de haine antisémites que durant toute l'année dernière.
Nous avons des profanations de cimetières, des tags antisémites. Il y a eu des intimidations, des crachats sur les gens. C'est comme si l'horreur pure, la violence qui s'est produite le 7 octobre, avait déclenché une passion et une violence antisémite à travers le monde. Comme si les images horribles filmées par les terroristes du Hamas le 7 octobre constituaient une sorte de légitimation.
Manya Brachear Pashman : Qu'est-ce que cela signifie pour la communauté juive et la vie quotidienne ?
Simone Rodan Benzaquen : Nous sommes arrivés à un point où les gens cachent chaque aspect de leur identité juive. Les gens changent de nom sur leurs applications de livraison, ils changent de nom sur leurs sonnettes, s’ils estiment que leur nom a une consonance juive. Les gens cachent le moindre aspect de leur identité juive. Sur les applications Uber, sur les applications de taxi, moi-même, vous le savez, je vais à la télévision et je fais des interviews assez souvent alors je donne un nom différent au taxi, ainsi qu'une adresse différente quelques rues plus loin pour être sûr que le chauffeur de taxi ne sait pas où j'habite réellement. Tout le monde prend des précautions. Nous en sommes arrivés à un point où nous ne vivons pas la même vie que les autres.
Manya Brachear Pashman : Le travail que vous avez accompli au cours des deux dernières décennies a-t-il fait une différence ? Par exemple, depuis la seconde Intifada, il y a eu plusieurs conflits entre Israël et des groupes terroristes à Gaza. Voyez-vous des progrès ?
Simone Rodan Benzaquen : En Europe, nous avons eu l'impression de reproduire un peu les travaux de Sisyphe au cours des deux dernières décennies, avec des moments d'espoir et des choses qui s'améliorent. Nous nous disons alors que c'est peut-être un sursaut de conscience. Et puis, on retombe dans les mêmes travers qu'avant. Et j'espère que le moment venu, étant donné le niveau de violence, le niveau des crimes de haine et du nombre d'attaques antisémites à proprement parler, nous serons en mesure d'agir de manière plus efficace.
Lorsque l'on fait le compte, on arrive en moyenne à une quarantaine d'actes antisémites par jour. C'est énorme pour une population qui représente moins de 1 % de la population française. J'espère que cela servira de signal d'alarme. Mais il y a la question de savoir ce que cela signifie, comment le traduire politiquement ? Comment le traduire en action gouvernementale ? Je veux dire que l'Europe a élaboré différents plans, des plans d'action contre l'antisémitisme, mais ce n'est pas suffisant et il faut en faire plus.
Une des choses dont nous nous sommes méfiés en tant que communautés juives, c'est le fait qu'au cours des deux dernières décennies, il y a eu un manque, pour ainsi dire, de solidarité de la part des autres Français. Encore une fois, nous avons connu des crimes de haine antisémites au cours des 20 dernières années, des personnes ont été assassinées. Mais à chaque fois, lorsque vous observez les manifestations, les marches, après qu'un événement horrible se soit produit, vous avez le plus souvent quelques centaines, voire quelques milliers de Juifs dans les rues.
La communauté juive française avait donc le sentiment d'être un peu abandonnée par le reste de la société. Nous savons donc, d'après nos enquêtes, l'AJC réalise une enquête tous les deux ans, que les Français, par exemple, et les Allemands également, sont convaincus que l'antisémitisme n'est pas le problème des seuls Juifs, mais celui de la société tout entière.
Ainsi, en Allemagne comme en France, 73 % de la population affirme que ce n'est pas le problème des seuls Juifs. Mais malgré ce chiffre, cela ne s'est jamais traduit par quelque chose de concret. Nous n'avons donc jamais organisé de marches. Nous n'avons jamais eu de grandes manifestations de solidarité avec la communauté juive.
S'il y a une bonne nouvelle, et il n'y en a pas beaucoup en ce moment, ce serait celle du dimanche 12 novembre dernier où des manifestations massives contre l'antisémitisme ont eu lieu dans toute la France, en présence de la quasi-totalité de la classe politique, de 20 ministres du gouvernement, d'un premier ministre, de trois anciens premiers ministres, de deux anciens présidents et d'un grand nombre de personnes dans les rues. Plus de 180 000 personnes sont descendues dans les rues de France pour exprimer leur solidarité avec la communauté juive et dire qu'elles voulaient lutter contre l'antisémitisme. Ce fut donc, je pense, un signe d'espoir très important pour de nombreux Juifs français.